Qu’est-ce que la normalité ? Ou autrement dit, quelles sont les suppositions ou faits que l’on accepte comme étant normaux et qui ne sont vrais que parce que la majorité est, pense, ou agit ainsi ? Par exemple, si je rencontre un enfant âgé de sept ans, je suppose automatiquement qu’il va à l’école et qu’il a une enseignante, ce qui m’amène à lui demander s’il aime l’école, et s’il aime bien sa maîtresse. Et comme selon l’Insee, le taux de scolarisation des enfants entre trois et onze ans est supérieur à 95%, et que 82% des enseignants dans le premier degré sont des femmes, la grande majorité du temps, mes suppositions seront vraies, ce qui validera leur normalité. Jusqu’à ce qu’elles soient fausses, pour la petite minorité des enfants qui ne sont pas scolarisés et pour ceux qui ont un maître plutôt qu’une maîtresse. Sont-ils pour autant dans des situations anormales ?
Comme je suis une femme en âge de procréer, il est normal de supposer que j’ai des enfants, comme 86% des femmes françaises. Comme je suis une femme, il est normal de supposer que je suis en couple, comme plus de 70% des femmes de ma tranche d’âge (bien que selon les récentes évolutions, il y ait une tendance à la désaffection pour la vie de couple depuis les années 80 et qu’à Paris, ce soit moins que sur l’ensemble du territoire). Et comme je suis une femme célibataire, il est tout à fait normal de supposer que je suis hétérosexuelle et ouverte aux propositions. Ici, j’aimerais bien vous proposer une statistique, mais je n’en ai pas trouvé d’ «officielle », ou même ayant un semblant de fiabilité sur l’orientation sexuelle, et celles que j’ai trouvées ne prenaient pas en compte l’asexualité. Comme de bien entendu.
Pour pousser plus loin la réflexion, certains comportements et qualités sont normalement « vendus » en bloc, alors que lorsqu’on y réfléchit, cela n’a rien d’automatique. Est-il normal que quelqu’un de doué dans un sport aime pratiquer ledit sport ? La même question posée autrement serait si quelqu’un de doué en tennis, par exemple, n’aimait pas le tennis, est-ce que ce serait anormal ? Ou si quelqu’un aime le tennis, est-il anormal qu’il ne soit pas doué, ou qu’il ne le pratique même pas ? Non, ce n’est pas anormal, aimer un sport et le pratiquer sont deux choses différentes. Ces deux faits peuvent être simultanés dans la majorité des cas, mais ça ne veut rien dire quant à leur normalité.
Ainsi, le couple hétérosexuel, monogame, avec des enfants, est considéré comme la norme aujourd’hui, la voie royale vers le bonheur, l’aune à laquelle chacun se mesure et détermine son niveau de réussite personnel. Mais qui dit qu’il est normal d’être hétérosexuel ? Qui dit qu’il est normal qu’une personne désire avoir des relations romantiques ? Qui dit qu’il est normal de désirer être en couple ? Qui dit qu’il est normal que la relation de couple soit monogame ? Qui dit qu’il est normal de vouloir des enfants ? Qui dit qu’il est normal d’être en couple hétérosexuel pour vouloir des enfants ? Qui dit qu’il est normal de vouloir être propriétaire de son logement quand on est adulte ? La majorité représentée par ceux qui constituent et définissent ainsi la normalité.
Et tant pis pour les autres qui ne s’y reconnaissent pas, ils sont, de fait, anormaux. Et font face à ces suppositions, souvent bien intentionnées, d’ailleurs, ce n’est pas le sujet. Dans le meilleur des cas, ils empruntent la frontière étroite entre explication et justification pour répondre aux questions qui ne manquent jamais d’être posées. Dans le pire, ils s’épuisent à rentrer dans la norme ou se dissimulent. Entendons-nous bien, personne ne doit d’explication ou de justification à personne sur sa vie, chacun a le droit de faire ce qu’il veut dans les limites posées par la loi. Si pour moi, il est normal d’être asexuelle, célibataire et sans enfant, pourquoi devrais-je m’expliquer ou me justifier auprès de qui que ce soit ? En même temps, est-il possible ou souhaitable de porter un masque devant ses proches ou d’autres de ses relations ? Quelle différence pratique entre ne pas répondre aux questions parce que notre vie personnelle ne concerne que nous et parce qu’on se considère soit même en dehors de la normalité ? En ce qui me concerne, je revendique le droit de répondre que je suis asexuelle et ai fait le choix du célibat tout aussi facilement que je pouvais répondre auparavant que je n’avais pas trouvé la bonne personne.
La pression d’être normal, déjà lourde à porter, peut aller plus loin quand elle cherche à imposer les comportements normaux, c’est-à-dire acceptables, alors même que le rapport majorité/minorité n’est plus aussi tranchant. Est-il normal de fumer ? De moins en moins au fur et à mesure que la vision de la société s’est modifiée, et que les effets délétères du tabagisme sur la santé ont été connus. Pourtant, près d’un tiers de la population âgée de 15 à 85 ans fume au moins occasionnellement. Alors, comment faire face à la désapprobation de la société ? En devenant acceptable, en disant qu’on essaie d’arrêter. Est-il normal d’être en surpoids ou obèse ? On pourrait penser que non puisque la définition même de l’obésité et du surpoids fait référence à une zone de poids normal en dehors de laquelle la personne se trouve. Pourtant, un français sur deux est en surpoids ou obèse. Alors, comment faire face à la stigmatisation ? En disant qu’on essaie de maigrir. Dans quelle mesure conditionnons-nous notre acceptation d’une personne que nous jugeons anormale au fait qu’elle dise vouloir rentrer dans notre vision de la normalité ?
C’est pourquoi j’ai une méfiance naturelle contre tout ce qui est qualifié de normal, par les autres ou même par moi, car je n’arrive pas à totalement bannir le mot, il est naturel, normal. Cela attire toujours mon attention, et par réflexe, je cherche systématiquement pourquoi je pense ainsi, car qualifier une pensée, un choix, un comportement de normal, c’est juger que ce qui s’en écarte est anormal. Souvent, les termes pertinents à employer seraient habituels et inhabituels, répandus ou rares. Le sujet de cet article m’est venu parce que dernièrement, je voulais que quelqu’un modifie son comportement, à propos d’un tout autre sujet que la sexualité. Ce comportement ne lui causait pas un tort pire qu’un autre et ne faisait de mal à personne. Seulement, je ne le trouvais pas normal, et c’était ma seule objection. Alors, j’ai compris que le comportement en question n’était pas en cause, c’était moi, mes suppositions et mes propres jugements sur ce que je considère normal ou non qui l’étaient. C’est une réflexion intéressante que je vous invite à mener sur vos propres repères de normalité.
PS : Les statistiques que je donne dans cet article ont pour source l’INSEE ou l’INED. Comme toutes les statistiques, elles sont imparfaites, ou plutôt, elles disent surtout ce qu’on veut leur faire dire. A vous de juger de leur pertinence quant au point de vue que je développe ici !