Avertissement : Le livre en question a été publié en 1975. Dans l’article qui suit, je ne me sentirai donc nullement gênée de divulgâcher tout ou partie de l’intrigue, selon l’expression consacrée. Vous voici dûment avertis !
Parfois, la vie fait bien les choses. J’étais en train de pester contre la bibliothèque la plus proche de chez moi qui n’en finit pas d’être en travaux. Il faut savoir que la mairie de Paris organise un réseau de bibliothèques assez bien maillé, mais pas redondant. C’est justifié quand toutes sont ouvertes, mais sinon, les livres, c’est quand même relativement lourd et encombrant. J’ai donc opté pour l’achat d’une liseuse qui me permettrait d’emprunter les livres au format numérique, compris dans l’abonnement de base.
Et c’est en allant sur le site pour emprunter mon premier livre numérique que je me suis aperçue que la plate-forme proposait une nouveauté, l’emprunt de livre audio, en streaming, ce qui rend le service particulièrement accessible pour qui dispose d’une connexion internet. Le catalogue apparaissait moyennement étoffé (il y a cependant des nouveautés tous les mois), et mon choix pour mon premier emprunt s’est porté sur La vie devant soi, écrit par Romain Gary sous son pseudonyme Emile Ajar. Ce livre lui a d’ailleurs valu son second prix Goncourt, c’est le seul auteur à l’avoir fait grâce à sa supercherie.
Je ne connaissais ni le titre, ni l’auteur, et j’ai beaucoup aimé le livre, et le style de l’auteur. J’ai trouvé l’histoire captivante dès le début, le narrateur étant Mohammed, jeune garçon de 10 ans (ou 14 en fait) qui raconte dans son langage très particulier et imagé son enfance chez Mme Rosa où il est pensionnaire. Et peu à peu, on découvre son univers qui se déploie, entre les autres pensionnaires de l’appartement, le médecin qui soigne Mme Rosa, le vieil homme qui lui a appris à lire et lui fait partager des perles de sagesse, et les autres habitants de cet immeuble de Belleville où ils résident à un étage élevé, sans ascenseur. Le lecteur comprend assez vite qu’il y a une histoire derrière tout ce qui fait l’environnement de Momo, entre simplicité du langage et émotions des faits. Par ses yeux, l’auteur nous décrit le quartier de Belleville de ces années-là avec un regard observateur, drôle parfois, sans jugement.
Au fil de l’histoire pendant laquelle Mme Rosa devient peu à peu impotente et sénile, le lecteur comprend lors d’un ses épisodes de perte de contact avec le présent qu’elle est une victime de la rafle du Vel d’Hiv’, rescapée d’Auschwitz. Elle en reste profondément marquée et refuse d’accorder sa confiance à l’administration sous toutes ses formes. Elle a ainsi des « faux-papiers tout à fait en règle », abrite des enfants chez elle pour les protéger de l’Assistance publique et refuse d’aller à l’hôpital où on l’empêcherait de mourir. Elle garde l’angoisse d’une nouvelle rafle, et s’est ainsi constitué son « trou juif » dans sa cave, aménagée en cache. A travers le personnage de Mme Rosa, l’auteur exprime tout le traumatisme des survivants de la guerre, des survivants des camps de la mort, de ceux qui sont restés et qui ont dû continuer à vivre.
L’univers de Momo, c’est la prostitution, dont il parle avec naturel et détachement. Elle apparaît être pour lui une activité professionnelle comme une autre. Il emploie à cet égard l’expression « se défendre du cul » pour dire se prostituer, et « proxynètes » pour proxénètes. On pourrait croire qu’il s’agit d’une façon de ne pas employer les mots exacts pour ne pas dire la réalité, je préfère quant à moi penser que c’est porter sur elle un regard différent. En même temps, l’expression « se défendre du cul » ne décrit-elle pas de façon plus juste la professions que le mot « prostitution » ? Les deux points de vue se défendent.
La majorité des femmes du livre exercent ou ont exercé cette profession, y compris une voisine travestie qui travaille au bois de Boulogne et qui donnera l’argent de ses passes à Momo quand Mme Rosa et lui se trouveront sans ressources. Là encore, par son écriture, l’auteur ne juge pas et nous invite à ne pas le faire. Et bien que le mystère soit entretenu une partie du livre par le refus de Mme Rosa d’en parler, on devine que la mère de Momo était elle-même prostituée. C’est ainsi que de façon plutôt naturelle, voyant venir la fin de son séjour chez Mme Rosa, Momo envisage lui-même ce métier. On comprend que malgré l’expression très descriptive qu’il emploie, il ignore la réalité de la profession. Mme Rosa, elle-même ex-prostituée, lui fera jurer de ne jamais y avoir recours.
Et puis, il y a le dénouement des derniers chapitres, ou plutôt les dénouements. Je n’en dirais pas plus pour laisser quelque surprise à ceux qui n’ont pas encore lu le livre, ou pour les encourager à le faire. J’ai été quant à moi très touchée par la façon dont l’auteur parle des sentiments humains, des plus noirs et sordides, comme la jalousie criminelle, la haine entre les juifs et les musulmans, le désespoir et l’impuissance face à la mort, aux plus rédempteurs, comme l’amour filial envers et contre tous, l’amitié et la fidélité à la mémoire des personnes qu’on a aimées, la solidarité entre les membres d’une même communauté, et l’espoir d’avoir la vie devant soi. Je lui pardonne volontiers la fin, à la façon Deus ex machina très optimiste, qui a le mérite de conserver la tonalité du livre.
Je terminerai en disant que j’ai été absolument enchantée par l’écoute de ce livre, qui je pense m’a fait l’aimer comme je n’aurais pas aimé la version écrite en première approche. En effet, tous les acteurs sont excellents, particulièrement Bernadette Lafont qui joue le rôle de Mme Rosa, et Kamel Belghazi celui de Mohamed, sans qui j’aurais eu du mal à entendre la voix de Momo, avec son langage bien à lui. Le texte y est abrégé cependant, peut-être qu’un jour je lirai la version intégrale. J’aurai toutefois toujours en tête les voix des acteurs qui m’ont fait découvrir ce roman, et je ne saurais trop vous le recommander.